La Légion et l'Indo de 1898 à 1939
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La Légion et l'Indo de 1898 à 1939
Voici une étude du Colonel Rives :
En 1900, le capitaine Clément-Grandcourt écrit : « L'Indochine est la seconde patrie de mes légionnaires. Son charme particulier infiltre leur sang avec la malaria et ils ne peuvent plus se débarrasser de la vision du soleil éclaboussant les rizières ». A cette époque seuls trois BLE demeurent en Indochine. Le 1er bataillon sous les ordres du commandant Nouvel est en effet rapatrié le 13 novembre 1887 sur le « Cachar » et arrive à Marseille le 23 décembre. Un officier note « qu'il n'y a pas vingt personnes pour accueillir ces soldats qui viennent de si loin ». Trois jours plus tard, l'unité est à Sidi Bel Abbès. Les raisons de ce transfert sont économiques car la formation stationnée à la frontière de Chine « revenait trop cher au Protectorat pour la ravitailler ».
En 1900, les trois unités étrangères stationnées au Tonkin sont le 3ème (commandant d'Harcourt) et le 4ème Bataillon (commandant Girardot) du 2ème RE et le 2ème Bataillon du 1er RE (commandant Vandenberg). Depuis 1897, le 4ème BLE basé à Yen Bay comprend le Lieutenant Do Huu Chan qui y assure les fonctions d'officier de renseignements du cercle.
Désormais, les unités étrangères constituent une force permanente des troupes du groupe de l'Indochine. La loi du 7 juillet 1900 organisant l'Armée Coloniale prévoit en effet que « la Légion peut-être appelée en tout temps au service colonial ». Toutefois, le régime de solde réservé aux légionnaires du Tonkin est moins favorable que celui octroyé aux marsouins et bigors. Dès lors, les rapports entre coloniaux et légionnaires sont dénués de cordialité, la guerre des boutons sévit. Ainsi le capitaine Met est dénoncé par un gradé d'Infanterie Coloniale car « il a envoyé ses trompettes jouer lors d'une messe, ce qui enfreint la loi relative à la séparation de l'État et des églises ». Les militaires des BLE constatent que les réguliers ont peu de sympathie pour eux mais ils n'en ont cure car, comme l'assure un étranger, « nous leur rendons ce mépris ». En réalité, les coloniaux ne pardonnent pas ce qu'ils considèrent comme un insoutenable affront : le drapeau du 1er RE a été décoré de la Légion d'Honneur le 28 avril 1906 alors que les emblèmes des 1er RIC et 1er RAC vont devoir attendre le 14 juillet 1910 pour recevoir la même récompense. Un marsouin versifie alors : « Donc un grand siècle de victoires. Ne suffit pas aux coloniaux. Pour que l'étoile de la gloire. Soit épinglée à leurs drapeaux ». En outre, le bruit court chez les marsouins qu'un ancien légionnaire naturalisé, Klieber, est devenu cadre de la Garde Indigène et commande 700 hommes. Cette nomination entraîne la jalousie des porteurs de l'ancre. Il est vrai que l'ancien des BLE parle dix langues dont l'annamite.
En dépit de ce traitement discriminatoire, tous les légionnaires d'Algérie brûlent d'aller au Tonkin. Ils y sont attirés par des conditions de vie meilleures et une discipline plus souple. Les éléments les mieux notés sont désignés et un sergent écrit : « Quand j'ai appris que je figurais sur la liste, j'étais fou de joie. J'en avais assez de jouer au soldat en Afrique du Nord ». La revue de détail à Sidi Bel Abbès est pointilleuse et le départ du détachement fait l'objet d'une cérémonie solennelle. Sur les quais d'Alger, la musique des zouaves joue « La Marseillaise » ; les étrangers déjà embarqués répondent en « beuglant » l'hymne national. La traversée dans les cales fétides est loin d'être confortable. A Port Saïd, les effets tropicaux sont revêtus. Selon une tradition vivace, la traversée du canal est l'occasion de tentatives de désertion. Des marsouins placés sur le pont sont prêts à tirer sur les fugitifs. Un fuyard, ayant réussi à atteindre la rive sous une grêle de balles, salue militairement, fait « un bras d'honneur » et crie : « Je ne suis pas mort ». Au fur et à mesure du voyage, la chaleur devient étouffante et le casque colonial est obligatoire. A l'escale de Singapour, un légionnaire se déshabille, se noircit le corps avec de la poussière de charbon et quitte le bord en se mêlant à la foule de coolies approvisionnant le navire en combustible. Les candidats à la désertion ayant échoué dans leur tentative sont confiés à la garde rigoureuse des Troupes Coloniales, ce qui ne peut manquer de renfoncer l'antagonisme traditionnel entre légionnaires et marsouins.
En général, le détachement ne s'attarde pas à Saigon. Débarqué à Haïphong, il gagne Hanoï par le train. Logés à la citadelle, les étrangers voient avec stupéfaction surgir des nuées de jeunes autochtones leur proposant de laver leur linge et de nettoyer leur équipement ; ce laxisme leur paraît inconcevable. L'arrivée au lieu d'affectation donne lieu à un accueil en musique. Dans les postes la vie est rude et, si « la crapaudine » (1) instituée par le général de Négrier n'a plus cours, la discipline est stricte. Les étrangers ont toutefois trois consolations : la con gaï, le choum (2) et l'opium ; d'ailleurs ils chantent : « l'opium, le tabac et le choum, voilà ce qui fait du bien au cai buong (ventre en vietnamien) ». Les « femmes de route », comme on les nomme à l'époque, sont tolérées, les étrangers étant peu attirés par celles qui chiquent le bétel ou qui ont les dents laquées. En dépit des préventions, ces passagères compagnes n'accomplissent aucun acte de trahison et, somme toute, concourent au maintien de la discipline tout en conduisant cependant à l'embourgeoisement de la troupe. Le soldat « marié » allouant mensuellement quarante piastres à sa concubine n'a plus d'argent, ce qui lui évite tentations et punitions. Sinon, la cupide con gaï ne manquerait pas d'aller vivre avec un autre soldat plus à même de subvenir à ses besoins. En dépit des interdictions, la consommation d'opium est courante dans les postes car c'est « l'habitude du pays » (une pipe d'opium coûte deux sous en 1900). En 1891, l'église catholique du Tonkin condamne l'usage de la drogue et décrète que seuls les fumeurs repentis peuvent recevoir les sacrements. Le choum, d'un prix modique, convient aux ressources pécuniaires des soldats étrangers (3). Son absorption occasionne de nombreux cas d'ivresse. Aussi un légionnaire ivrogne invétéré « est-il attaché à un poteau près d'une mare où le tigre vient boire la nuit ». Des domestiques autochtones lavent le linge mais, contrairement aux usages en vigueur chez les coloniaux, n'ont pas le droit de pénétrer dans les chambrées. Un observateur attentif note « que l'apparente docilité de ces boys qui semblent désireux d'être dominés ou achetés renforce la supériorité raciale et culturelle des légionnaires, qui dès qu'ils mettent le pied au Tonkin acquièrent très rapidement une mentalité coloniale ».
Cependant, cette « dolce vita » n'est qu'apparente et les officiers savent tenir leurs troupes. La tenue de campagne en toile cachou « couleur de terre labourée » est souvent revêtue. Les légionnaires jouent souvent le rôle de « pompiers » au profit d'autres unités en difficultés. C'est notamment le cas en 1901 où les 6ème et 7ème compagnies du 4ème BLE vont opérer d'urgence dans la région de Cao Bang, le poste de Lung Lan tenu par la 15ème compagnie du 3ème RTT ayant été pris par des pirates chinois. Au cours de la reprise de la position un légionnaire est tué et deux blessés dont le capitaine Forey commandant la 7ème compagnie. Un 5ème Bataillon Formant Corps (5ème BFC) du 2ème RE arrive d'Algérie en 1903 et occupe le secteur de Lang Son avec deux compagnies stationnées à Dong Dang, Na Cham et Cao Bang. En 1908, la 3ème compagnie du 2ème BLE est détachée à Lao Kay pour faire campagne contre les réformistes chinois. En revanche un bataillon du 1er RE est supprimé à la même époque. En 1909 et 1910, le 4ème BLE entre dans la composition des colonnes Bataille et Bonifacy lancées contre le De Tham. En 1909 également, la 13ème Compagnie du même bataillon réoccupe de vive force le poste de Hoa Binh incendié par les miliciens mutinés. Le 7 février 1914, un violent combat oppose une compagnie de marche du 2ème BFC renforcée d'un peloton du 2ème RTT à des pirates bien armés venus de Chine. La bande est dispersée au col de Gia Mue (2ème Territoire Militaire). Huit soldats étrangers ont été tués au cours de l'opération et plusieurs blessés. De 1882 à 1910, 23 officiers, 159 sous-officiers et 1 882 militaires du rang sont tombés au Tonkin. Parmi eux, le légionnaire Brandisen, tué en 1892 au poste de Cho Ra, était un ancien officier allemand dont le père était gouverneur de Magdebourg.
Le 30 avril 1906, à Ta Lung, le détachement de Légion fête la décoration du 1er Régiment Étranger dont l'emblème vient de recevoir la croix de la Légion d'Honneur. Le lieutenant François, chef du poste, fait pavoiser le casernement et au cours d'une prise d'armes exalte le courage des anciens de Camerone. Il précise que l'inscription de cette action d'éclat sur tous les drapeaux de la Légion Étrangère souligne son importance. Ainsi, la tradition de fêter Camerone tous les 30 avril prend naissance dans ce lointain poste tonkinois.
Au début de 1914, trois soldats des BLE désertent, encouragés par les consulats d'Allemagne en Chine. Le bruit court que celui du Yunnan offre une prime à chaque homme ayant abandonné son poste ; ainsi, le 10 juillet 1914, un document des archives d'Outre Mer indique que trois légionnaires ont rejoint la Chine appâtés par une prime de 1 000 francs. Le délégué du ministre des Affaires Étrangères au Yunnan, monsieur Lepice, se plaint de ces agissements qui violent la neutralité chinoise.
En 1914, 1 717 légionnaires servent dans le nord de la péninsule aux 2ème bataillon du 2ème RE entre Tuyen Quang et Hagiang, 4ème bataillon du 1er RE à Vietri avec une compagnie à Yen Bay et une autre à Lao Kay, ainsi qu'au 5ème Bataillon du 2ème RE à Lang Son, Dong Dang, Na Cham, Cao Bang. Les besoins du front français réduisent en 1915 les formations étrangères au seul 4ème bataillon Formant Corps du 1er RE sous les ordres du commandant Nicolas. En août 1916, l'unité est relevée par un bataillon du 3ème Zouaves et, dès lors, il ne subsiste qu'une compagnie formant corps du 1er RE alignant sous les ordres du lieutenant Hageli, remplacé en 1917 par le capitaine Deviller, 200 hommes en majorité allemands basés à Yen Bay. Cette formation participe du 20 septembre 1917 au 20 janvier 1918 à la répression de la révolte de la Garde Indigène de Thaï Nguyen. Lors de cette opération, quatre-vingt dix légionnaires sont amalgamés avec cent tirailleurs tonkinois. Le 22 septembre 1917, cinquante légionnaires sont envoyés en automobile à Thuong Thon où ils sont rejoints par leurs camarades des groupements Borel et Deviller. Au cours de ces combats, treize hommes de la compagnie étrangère sont tués et une vingtaine blessés. En novembre 1918, ils sont encore engagés pour soumettre les tirailleurs mutinés du poste de Binh Lieu. Après cette opération le général Noguès qualifie les légionnaires « de soldats toujours solides et pleins d'entrain ». Toutefois, la presse de l'époque rapporte l'exécution à Lang Son du caporal Kurt, un légionnaire ancien officier allemand, qui aurait été envoyé au Tonkin pour faire révolter les Annamites en liaison avec ses compatriotes du Yunnan.
L'entre-deux-guerres
En 1919, les troupes d'Indochine souffrent d'un important déficit en effectifs européens. La Légion Étrangère qui voit se présenter de nombreux candidats à l'engagement va être mise à contribution pour combler cette pénurie. Les formations énumérées ci-après débarquent successivement dans la péninsule.
- Septembre 1920, 4ème Bataillon Formant Corps du 1er RE (chef de bataillon Deleau). La compagnie déjà stationnée au Tonkin lui est rattachée. Il rejoint Cao Bang, Dap Cau, Lang Son, Yen Bay et Thaï Nguyen.
- Décembre 1921, 4ème Bataillon Formant Corps du 2ème RE (chef de bataillon Riet) cantonné à Lang Son, Na Cham et Cao Bang. Il devient 9ème BFC du 1er REI le 1er octobre 1926.
- Mai 1927, 7ème Bataillon Formant Corps du 1er REI (chef de bataillon Boutry) basé à Dap Cau et Lam.
- Août 1927, 1er Bataillon Formant Corps du 1er REI (chef de bataillon Lambert) caserne à Vietri.
Le 1er avril 1931, les quatre bataillons constituent le 5ème REI en devenant respectivement 1er, 3ème, 2ème et 4ème Bataillon du nouveau régiment. Le colonel Debas chef de corps installe sa portion centrale à Vietri. Jusqu'en 1939, l'existence des légionnaires va être partagée entre les activités du maintien de l'ordre, les manoeuvres et les travaux. Ainsi la 14ème Compagnie du 4ème BFC intervient en octobre 1921 à Ky Lua près de Lang Son, cette dernière ville étant investie par des réformistes annamites venus de Chine. La 13ème Compagnie dégage Dong Dang, il en sera de même en 1922 pour le poste de Tien Hoï.
Le 10 février 1930, une partie du II/4ème RTT en garnison à Yen Bay se mutine et massacre deux officiers et trois sous-officiers français ainsi que cinq tirailleurs fidèles, onze autres militaires étant blessés. La 34ème Compagnie du 4ème BFC renforcée par une section de mitrailleuses est acheminée en automobile sur les lieux. Après avoir traqué les révoltés elle demeure stationnée à Yen Bay. Peu après la « nuit rouge » du 10 février une rébellion éclate dans la province de Phu Tho. Des éléments des 4ème et 9ème BFC y sont dirigés et effectuent des tournées de police. D'autres formations sont transportées vers Sept Pagodes puis regagnent leurs garnisons fin février.
Depuis le mois d'août 1930, les deux provinces de Vinh et de Hâ Tinh, éprouvées par la famine, n'obéissent plus à l'autorité française ; les révoltés qui marchent vers les villes sont dispersés par l'aviation le 13 septembre. Les 13ème, 14ème et 15ème Compagnies du 1er BFC sont envoyées dans la région et le chef de bataillon Lambert prend le commandement de la subdivision. Par d'incessantes opérations les légionnaires rétablissent l'ordre. Au cours de celles-ci, ils sont parfois attaqués par des foules de plusieurs milliers de paysans. En mars 1931, la situation redevient plus calme et le fanion de l'unité, devenue entre temps I/5ème REI, est décoré de l'ordre du Dragon d'Annam par la Cour de Hué. Cependant le 27 mars 1931 le sergent Perrier est assassiné dans des conditions atroces par les rebelles alors qu'isolé et désarmé, il voulait courageusement empêcher la pendaison de douze notables annamites condamnés par un tribunal révolutionnaire. Ce crime soulève l'indignation des légionnaires car leur camarade a été écartelé avant de mourir.
Une certaine presse métropolitaine critique violemment la répression brutale de la Légion Étrangère contre la rébellion. Le livre d'Andrée Viollis Indochine SOS constitue un reportage partial des événements. Quoi qu'il en soit, le I/5ème REI cristallise les critiques et les reproches en tant que principal acteur des opérations de maintien de l'ordre prescrites par le gouvernement de l'Union Indochinoise. Désormais, les autochtones ont peur des légionnaires. Alors que le 9 mars 1931 le bataillon Lambert défile à Vinh pour le centenaire de la Légion, la population crie : « II y a mille piastres pour la tête de votre commandant ». Quinze ans plus tard, le 7 mars 1946, l'accord signé à Hanoï par Hô Chi Minh et Sainteny prévoit le stationnement au Tonkin de 15 000 militaires français d'origine métropolitaine, la présence de légionnaires étant exclue.
Lyautey, au cours de son séjour indo-chinois, a évoqué « l'immense chemin de ronde fait dans le roc à coups de pioche par nos légionnaires ». Ces soldats ont en effet une tradition de bâtisseurs bien établie et vont oeuvrer à l'édification de routes stratégiques et à l'entretien des voies de communication déjà existantes. Ce sont eux qui construisent également les centres d'estivage du Mont Bavi, du Tam Dao et de Chapa au Tonkin et celui de Khan Khay au Laos. Ces chantiers sont techniquement bien organisés et le confort des légionnaires y est assuré. Les camps établis près des exploitations et pouvant héberger parfois un bataillon comportent des popotes, des coopératives, des salons de coiffure, une infirmerie, des locaux disciplinaires, voire un BMC. Ce dernier n'est pas toujours indispensable car les « femmes de route » rejoignent souvent leur « mari ». Elles font la cuisine pour leur compagnon et même abattent une partie des 3 m3 de terrassement que chaque équipe de deux militaires doit effectuer quotidiennement. Afin que les hommes oeuvrant sur les chantiers éloignés des cuisines puissent manger chaud des chevaux porte-soupe livrent la nourriture. Chaque année, généralement en décembre, de grandes manoeuvres sont organisées. Celles du 20 au 29 janvier 1931 revêtent une grande ampleur et se déroulent devant des observateurs étrangers, le général Mac Arthur commandant les forces américaines du Pacifique y étant invité.
De 1930 à 1939, l'existence des légionnaires n'a plus rien de commun avec celle de leurs devanciers. L'affectation dans la péninsule est toujours réservée aux meilleurs éléments d'Algérie et du Maroc. Le voyage, qui est effectué sur le « Kouang Si » puis à partir de 1936 sur le « Sontay », ne dure que trente jours, avec les traditionnelles désertions du canal de Suez tant à l'aller qu'au retour. Les cantonnements sont bien conçus et confortables, à Dap Cau, Hagiang, Tong et Vietri. Dans cette dernière ville, le casernement s'ouvre sur un plan d'eau de trois kilomètres sur deux. Nombre de militaires vivant en concubinage avec une autochtone reçoivent l'autorisation de ne plus loger au quartier. Chaque couple habite une paillote dans un véritable village. Par plaisanterie, les légionnaires désignent certains de leurs camarades pour assumer les fonctions de maire, de conseillers municipaux et de gardes champêtres. Lors des rapatriements, des enfants en bas âge sont confiés à des religieuses, qui disent alors avec indulgence : « Ce sont là les petits péchés de ces messieurs les légionnaires ». La solde est devenue plus conséquente ; ainsi, en 1937, un caporal après 10 ans de service perçoit 550 francs tous les mois : le supplément colonial attribué aux soldats des Troupes Coloniales a été enfin accordé aux légionnaires à partir de 1936. En 1934, un officier note : « Monsieur le légionnaire est un monsieur habitué à être servi : la congaï, les boys laveurs, les coiffeurs indigènes, les coolies-pousse sont à sa disposition le jour et la nuit. Monsieur le légionnaire ne se lave plus lui même, il s'en remet à sa cô (en vietnamien tante ou jeune fille, dans le langage courant concubine) pour la corvée de nettoyage à la rentrée de l'exercice ». Bien que cela soit interdit, de jeunes Annamites nettoient les armes de leurs employeurs.
Outre un embourgeoisement inévitable, les deux maux qui accablent les étrangers sont ainsi évoqués dans les documents de l'époque. Les maladies vénériennes sont nombreuses, 150 cas pour 500 hommes au 7ème BFC. Pour ces raisons, le système de « l'encongaïage » est toléré voire encouragé. L'alcoolisme est aussi très répandu, un litre d'alcool de riz valant le prix d'une bouteille de bière. En revanche, un rapport constate « que l'opiomanie n'est pas du tout un problème sérieux. En temps normal, les drogués sont sanctionnés de quinze jours de prison sans aucun égard pour le manque qui s'ensuit ».
Désormais, en garnison, les légionnaires impressionnent les autochtones par leur cohésion et leur savoir-faire en de nombreux métiers. Le 23 août 1930, le 1er BFC du 1er REI défile rue Catinat à Saigon, clairons en tête, « ce qui produit un gros effet sur la population frappée par la belle allure et la discipline de la troupe ». L'orchestre symphonique du 5ème REI avec trente-cinq exécutants se produit avec succès dans les principales villes de la péninsule. De même, les équipes sportives du régiment remportent plusieurs challenges.
Fait nouveau, dans les villes de stationnement, les officiers sont reçus par les notables autochtones. Les sous-officiers et les hommes de troupe fréquentent volontiers les familles de leurs compagnes. Ils se rendent le dimanche dans les villages de celles-ci en compagnie de leur concubine revêtue de ses plus beaux atours. Dans ses souvenirs récemment parus un vieux Tonkinois, Thiêu van Mu, note « que dans son hameau de Ba Hang (Province de Phu Tho), les seuls Européens aperçus avant 1939 ont été des légionnaires dans leur costume de drap grossier ». Enfin, quelques légionnaires apprennent l'annamite avec leurs compagnes, joliment surnommées « les dictionnaires à chignon ».
L'égalité des soldes ayant été obtenue, les relations entre les militaires de la Légion et ceux des Troupes Coloniales sont apaisées bien que toujours empreintes d'une rivalité constante. Toutefois, en 1925, un « casus belli » très grave est constaté entre les deux troupes rivales. Des formations coloniales ayant été envoyées en Chine, les épouses de ces militaires sont restées dans leurs garnisons et ont parfois remplacé les marsouins par des légionnaires. L'affaire est si sérieuse qu'elle remonte au général Claudel directeur des Troupes Coloniales qui déclare « prendre des mesures immédiates ». En mai 1937, une unité mixte composée de la 2ème compagnie du I/5ème REI et de la 1ère compagnie du 9ème RIC est implantée à Khan Khay. Cependant, il est prévu que chacune de deux unités « mène sa vie propre ». De plus en plus de légionnaires libérés s'installent dans la péninsule. C'est notamment le cas de Grethen qui devient Inspecteur en chef de la Garde Indigène - qui sera assassiné par les Japonais à Thakhek au Laos en mars 1945 et inhumé au Mémorial de la Résistance du Mont Valérien - et auparavant d'Albert de Pouvourville qui poursuit une carrière journalistique et littéraire sous le pseudonyme de Màt Giôi (« oeil vif avisé »). Désormais depuis 1938, les étrangers libérables après 15 ans de service peuvent recevoir une concession agricole sur le plateau du Tran Ninh. Une douzaine de retraités s'établissent ainsi dans ce centre de colonisation militaire. Vingt ans après, un dignitaire méo de la région qui a appris le français avec eux s'exprime avec un fort accent et des mots tudesques.
(1) Immobilisation du corps du puni dans une position insoutenable, ce supplice pouvant durer plusieurs heures selon la gravité de la faute commise.
(2) Ce terme pourtant très usité n'est pas vietnamien, le mot exact serait plutôt « ruou ».
(3) En 1900, le capitaine Clément-Grandcourt note qu'avec leur prêt les légionnaires ne peuvent acheter des timbres pour écrire. En revanche, en 1897, le lieutenant de Menditte du 1er BLE déclare : « Je gagne de l'argent comme un marchand de cochons, c'est honteux, 340 francs par mois ».
Colonel Maurice RIVES
En 1900, le capitaine Clément-Grandcourt écrit : « L'Indochine est la seconde patrie de mes légionnaires. Son charme particulier infiltre leur sang avec la malaria et ils ne peuvent plus se débarrasser de la vision du soleil éclaboussant les rizières ». A cette époque seuls trois BLE demeurent en Indochine. Le 1er bataillon sous les ordres du commandant Nouvel est en effet rapatrié le 13 novembre 1887 sur le « Cachar » et arrive à Marseille le 23 décembre. Un officier note « qu'il n'y a pas vingt personnes pour accueillir ces soldats qui viennent de si loin ». Trois jours plus tard, l'unité est à Sidi Bel Abbès. Les raisons de ce transfert sont économiques car la formation stationnée à la frontière de Chine « revenait trop cher au Protectorat pour la ravitailler ».
En 1900, les trois unités étrangères stationnées au Tonkin sont le 3ème (commandant d'Harcourt) et le 4ème Bataillon (commandant Girardot) du 2ème RE et le 2ème Bataillon du 1er RE (commandant Vandenberg). Depuis 1897, le 4ème BLE basé à Yen Bay comprend le Lieutenant Do Huu Chan qui y assure les fonctions d'officier de renseignements du cercle.
Désormais, les unités étrangères constituent une force permanente des troupes du groupe de l'Indochine. La loi du 7 juillet 1900 organisant l'Armée Coloniale prévoit en effet que « la Légion peut-être appelée en tout temps au service colonial ». Toutefois, le régime de solde réservé aux légionnaires du Tonkin est moins favorable que celui octroyé aux marsouins et bigors. Dès lors, les rapports entre coloniaux et légionnaires sont dénués de cordialité, la guerre des boutons sévit. Ainsi le capitaine Met est dénoncé par un gradé d'Infanterie Coloniale car « il a envoyé ses trompettes jouer lors d'une messe, ce qui enfreint la loi relative à la séparation de l'État et des églises ». Les militaires des BLE constatent que les réguliers ont peu de sympathie pour eux mais ils n'en ont cure car, comme l'assure un étranger, « nous leur rendons ce mépris ». En réalité, les coloniaux ne pardonnent pas ce qu'ils considèrent comme un insoutenable affront : le drapeau du 1er RE a été décoré de la Légion d'Honneur le 28 avril 1906 alors que les emblèmes des 1er RIC et 1er RAC vont devoir attendre le 14 juillet 1910 pour recevoir la même récompense. Un marsouin versifie alors : « Donc un grand siècle de victoires. Ne suffit pas aux coloniaux. Pour que l'étoile de la gloire. Soit épinglée à leurs drapeaux ». En outre, le bruit court chez les marsouins qu'un ancien légionnaire naturalisé, Klieber, est devenu cadre de la Garde Indigène et commande 700 hommes. Cette nomination entraîne la jalousie des porteurs de l'ancre. Il est vrai que l'ancien des BLE parle dix langues dont l'annamite.
En dépit de ce traitement discriminatoire, tous les légionnaires d'Algérie brûlent d'aller au Tonkin. Ils y sont attirés par des conditions de vie meilleures et une discipline plus souple. Les éléments les mieux notés sont désignés et un sergent écrit : « Quand j'ai appris que je figurais sur la liste, j'étais fou de joie. J'en avais assez de jouer au soldat en Afrique du Nord ». La revue de détail à Sidi Bel Abbès est pointilleuse et le départ du détachement fait l'objet d'une cérémonie solennelle. Sur les quais d'Alger, la musique des zouaves joue « La Marseillaise » ; les étrangers déjà embarqués répondent en « beuglant » l'hymne national. La traversée dans les cales fétides est loin d'être confortable. A Port Saïd, les effets tropicaux sont revêtus. Selon une tradition vivace, la traversée du canal est l'occasion de tentatives de désertion. Des marsouins placés sur le pont sont prêts à tirer sur les fugitifs. Un fuyard, ayant réussi à atteindre la rive sous une grêle de balles, salue militairement, fait « un bras d'honneur » et crie : « Je ne suis pas mort ». Au fur et à mesure du voyage, la chaleur devient étouffante et le casque colonial est obligatoire. A l'escale de Singapour, un légionnaire se déshabille, se noircit le corps avec de la poussière de charbon et quitte le bord en se mêlant à la foule de coolies approvisionnant le navire en combustible. Les candidats à la désertion ayant échoué dans leur tentative sont confiés à la garde rigoureuse des Troupes Coloniales, ce qui ne peut manquer de renfoncer l'antagonisme traditionnel entre légionnaires et marsouins.
En général, le détachement ne s'attarde pas à Saigon. Débarqué à Haïphong, il gagne Hanoï par le train. Logés à la citadelle, les étrangers voient avec stupéfaction surgir des nuées de jeunes autochtones leur proposant de laver leur linge et de nettoyer leur équipement ; ce laxisme leur paraît inconcevable. L'arrivée au lieu d'affectation donne lieu à un accueil en musique. Dans les postes la vie est rude et, si « la crapaudine » (1) instituée par le général de Négrier n'a plus cours, la discipline est stricte. Les étrangers ont toutefois trois consolations : la con gaï, le choum (2) et l'opium ; d'ailleurs ils chantent : « l'opium, le tabac et le choum, voilà ce qui fait du bien au cai buong (ventre en vietnamien) ». Les « femmes de route », comme on les nomme à l'époque, sont tolérées, les étrangers étant peu attirés par celles qui chiquent le bétel ou qui ont les dents laquées. En dépit des préventions, ces passagères compagnes n'accomplissent aucun acte de trahison et, somme toute, concourent au maintien de la discipline tout en conduisant cependant à l'embourgeoisement de la troupe. Le soldat « marié » allouant mensuellement quarante piastres à sa concubine n'a plus d'argent, ce qui lui évite tentations et punitions. Sinon, la cupide con gaï ne manquerait pas d'aller vivre avec un autre soldat plus à même de subvenir à ses besoins. En dépit des interdictions, la consommation d'opium est courante dans les postes car c'est « l'habitude du pays » (une pipe d'opium coûte deux sous en 1900). En 1891, l'église catholique du Tonkin condamne l'usage de la drogue et décrète que seuls les fumeurs repentis peuvent recevoir les sacrements. Le choum, d'un prix modique, convient aux ressources pécuniaires des soldats étrangers (3). Son absorption occasionne de nombreux cas d'ivresse. Aussi un légionnaire ivrogne invétéré « est-il attaché à un poteau près d'une mare où le tigre vient boire la nuit ». Des domestiques autochtones lavent le linge mais, contrairement aux usages en vigueur chez les coloniaux, n'ont pas le droit de pénétrer dans les chambrées. Un observateur attentif note « que l'apparente docilité de ces boys qui semblent désireux d'être dominés ou achetés renforce la supériorité raciale et culturelle des légionnaires, qui dès qu'ils mettent le pied au Tonkin acquièrent très rapidement une mentalité coloniale ».
Cependant, cette « dolce vita » n'est qu'apparente et les officiers savent tenir leurs troupes. La tenue de campagne en toile cachou « couleur de terre labourée » est souvent revêtue. Les légionnaires jouent souvent le rôle de « pompiers » au profit d'autres unités en difficultés. C'est notamment le cas en 1901 où les 6ème et 7ème compagnies du 4ème BLE vont opérer d'urgence dans la région de Cao Bang, le poste de Lung Lan tenu par la 15ème compagnie du 3ème RTT ayant été pris par des pirates chinois. Au cours de la reprise de la position un légionnaire est tué et deux blessés dont le capitaine Forey commandant la 7ème compagnie. Un 5ème Bataillon Formant Corps (5ème BFC) du 2ème RE arrive d'Algérie en 1903 et occupe le secteur de Lang Son avec deux compagnies stationnées à Dong Dang, Na Cham et Cao Bang. En 1908, la 3ème compagnie du 2ème BLE est détachée à Lao Kay pour faire campagne contre les réformistes chinois. En revanche un bataillon du 1er RE est supprimé à la même époque. En 1909 et 1910, le 4ème BLE entre dans la composition des colonnes Bataille et Bonifacy lancées contre le De Tham. En 1909 également, la 13ème Compagnie du même bataillon réoccupe de vive force le poste de Hoa Binh incendié par les miliciens mutinés. Le 7 février 1914, un violent combat oppose une compagnie de marche du 2ème BFC renforcée d'un peloton du 2ème RTT à des pirates bien armés venus de Chine. La bande est dispersée au col de Gia Mue (2ème Territoire Militaire). Huit soldats étrangers ont été tués au cours de l'opération et plusieurs blessés. De 1882 à 1910, 23 officiers, 159 sous-officiers et 1 882 militaires du rang sont tombés au Tonkin. Parmi eux, le légionnaire Brandisen, tué en 1892 au poste de Cho Ra, était un ancien officier allemand dont le père était gouverneur de Magdebourg.
Le 30 avril 1906, à Ta Lung, le détachement de Légion fête la décoration du 1er Régiment Étranger dont l'emblème vient de recevoir la croix de la Légion d'Honneur. Le lieutenant François, chef du poste, fait pavoiser le casernement et au cours d'une prise d'armes exalte le courage des anciens de Camerone. Il précise que l'inscription de cette action d'éclat sur tous les drapeaux de la Légion Étrangère souligne son importance. Ainsi, la tradition de fêter Camerone tous les 30 avril prend naissance dans ce lointain poste tonkinois.
Au début de 1914, trois soldats des BLE désertent, encouragés par les consulats d'Allemagne en Chine. Le bruit court que celui du Yunnan offre une prime à chaque homme ayant abandonné son poste ; ainsi, le 10 juillet 1914, un document des archives d'Outre Mer indique que trois légionnaires ont rejoint la Chine appâtés par une prime de 1 000 francs. Le délégué du ministre des Affaires Étrangères au Yunnan, monsieur Lepice, se plaint de ces agissements qui violent la neutralité chinoise.
En 1914, 1 717 légionnaires servent dans le nord de la péninsule aux 2ème bataillon du 2ème RE entre Tuyen Quang et Hagiang, 4ème bataillon du 1er RE à Vietri avec une compagnie à Yen Bay et une autre à Lao Kay, ainsi qu'au 5ème Bataillon du 2ème RE à Lang Son, Dong Dang, Na Cham, Cao Bang. Les besoins du front français réduisent en 1915 les formations étrangères au seul 4ème bataillon Formant Corps du 1er RE sous les ordres du commandant Nicolas. En août 1916, l'unité est relevée par un bataillon du 3ème Zouaves et, dès lors, il ne subsiste qu'une compagnie formant corps du 1er RE alignant sous les ordres du lieutenant Hageli, remplacé en 1917 par le capitaine Deviller, 200 hommes en majorité allemands basés à Yen Bay. Cette formation participe du 20 septembre 1917 au 20 janvier 1918 à la répression de la révolte de la Garde Indigène de Thaï Nguyen. Lors de cette opération, quatre-vingt dix légionnaires sont amalgamés avec cent tirailleurs tonkinois. Le 22 septembre 1917, cinquante légionnaires sont envoyés en automobile à Thuong Thon où ils sont rejoints par leurs camarades des groupements Borel et Deviller. Au cours de ces combats, treize hommes de la compagnie étrangère sont tués et une vingtaine blessés. En novembre 1918, ils sont encore engagés pour soumettre les tirailleurs mutinés du poste de Binh Lieu. Après cette opération le général Noguès qualifie les légionnaires « de soldats toujours solides et pleins d'entrain ». Toutefois, la presse de l'époque rapporte l'exécution à Lang Son du caporal Kurt, un légionnaire ancien officier allemand, qui aurait été envoyé au Tonkin pour faire révolter les Annamites en liaison avec ses compatriotes du Yunnan.
L'entre-deux-guerres
En 1919, les troupes d'Indochine souffrent d'un important déficit en effectifs européens. La Légion Étrangère qui voit se présenter de nombreux candidats à l'engagement va être mise à contribution pour combler cette pénurie. Les formations énumérées ci-après débarquent successivement dans la péninsule.
- Septembre 1920, 4ème Bataillon Formant Corps du 1er RE (chef de bataillon Deleau). La compagnie déjà stationnée au Tonkin lui est rattachée. Il rejoint Cao Bang, Dap Cau, Lang Son, Yen Bay et Thaï Nguyen.
- Décembre 1921, 4ème Bataillon Formant Corps du 2ème RE (chef de bataillon Riet) cantonné à Lang Son, Na Cham et Cao Bang. Il devient 9ème BFC du 1er REI le 1er octobre 1926.
- Mai 1927, 7ème Bataillon Formant Corps du 1er REI (chef de bataillon Boutry) basé à Dap Cau et Lam.
- Août 1927, 1er Bataillon Formant Corps du 1er REI (chef de bataillon Lambert) caserne à Vietri.
Le 1er avril 1931, les quatre bataillons constituent le 5ème REI en devenant respectivement 1er, 3ème, 2ème et 4ème Bataillon du nouveau régiment. Le colonel Debas chef de corps installe sa portion centrale à Vietri. Jusqu'en 1939, l'existence des légionnaires va être partagée entre les activités du maintien de l'ordre, les manoeuvres et les travaux. Ainsi la 14ème Compagnie du 4ème BFC intervient en octobre 1921 à Ky Lua près de Lang Son, cette dernière ville étant investie par des réformistes annamites venus de Chine. La 13ème Compagnie dégage Dong Dang, il en sera de même en 1922 pour le poste de Tien Hoï.
Le 10 février 1930, une partie du II/4ème RTT en garnison à Yen Bay se mutine et massacre deux officiers et trois sous-officiers français ainsi que cinq tirailleurs fidèles, onze autres militaires étant blessés. La 34ème Compagnie du 4ème BFC renforcée par une section de mitrailleuses est acheminée en automobile sur les lieux. Après avoir traqué les révoltés elle demeure stationnée à Yen Bay. Peu après la « nuit rouge » du 10 février une rébellion éclate dans la province de Phu Tho. Des éléments des 4ème et 9ème BFC y sont dirigés et effectuent des tournées de police. D'autres formations sont transportées vers Sept Pagodes puis regagnent leurs garnisons fin février.
Depuis le mois d'août 1930, les deux provinces de Vinh et de Hâ Tinh, éprouvées par la famine, n'obéissent plus à l'autorité française ; les révoltés qui marchent vers les villes sont dispersés par l'aviation le 13 septembre. Les 13ème, 14ème et 15ème Compagnies du 1er BFC sont envoyées dans la région et le chef de bataillon Lambert prend le commandement de la subdivision. Par d'incessantes opérations les légionnaires rétablissent l'ordre. Au cours de celles-ci, ils sont parfois attaqués par des foules de plusieurs milliers de paysans. En mars 1931, la situation redevient plus calme et le fanion de l'unité, devenue entre temps I/5ème REI, est décoré de l'ordre du Dragon d'Annam par la Cour de Hué. Cependant le 27 mars 1931 le sergent Perrier est assassiné dans des conditions atroces par les rebelles alors qu'isolé et désarmé, il voulait courageusement empêcher la pendaison de douze notables annamites condamnés par un tribunal révolutionnaire. Ce crime soulève l'indignation des légionnaires car leur camarade a été écartelé avant de mourir.
Une certaine presse métropolitaine critique violemment la répression brutale de la Légion Étrangère contre la rébellion. Le livre d'Andrée Viollis Indochine SOS constitue un reportage partial des événements. Quoi qu'il en soit, le I/5ème REI cristallise les critiques et les reproches en tant que principal acteur des opérations de maintien de l'ordre prescrites par le gouvernement de l'Union Indochinoise. Désormais, les autochtones ont peur des légionnaires. Alors que le 9 mars 1931 le bataillon Lambert défile à Vinh pour le centenaire de la Légion, la population crie : « II y a mille piastres pour la tête de votre commandant ». Quinze ans plus tard, le 7 mars 1946, l'accord signé à Hanoï par Hô Chi Minh et Sainteny prévoit le stationnement au Tonkin de 15 000 militaires français d'origine métropolitaine, la présence de légionnaires étant exclue.
Lyautey, au cours de son séjour indo-chinois, a évoqué « l'immense chemin de ronde fait dans le roc à coups de pioche par nos légionnaires ». Ces soldats ont en effet une tradition de bâtisseurs bien établie et vont oeuvrer à l'édification de routes stratégiques et à l'entretien des voies de communication déjà existantes. Ce sont eux qui construisent également les centres d'estivage du Mont Bavi, du Tam Dao et de Chapa au Tonkin et celui de Khan Khay au Laos. Ces chantiers sont techniquement bien organisés et le confort des légionnaires y est assuré. Les camps établis près des exploitations et pouvant héberger parfois un bataillon comportent des popotes, des coopératives, des salons de coiffure, une infirmerie, des locaux disciplinaires, voire un BMC. Ce dernier n'est pas toujours indispensable car les « femmes de route » rejoignent souvent leur « mari ». Elles font la cuisine pour leur compagnon et même abattent une partie des 3 m3 de terrassement que chaque équipe de deux militaires doit effectuer quotidiennement. Afin que les hommes oeuvrant sur les chantiers éloignés des cuisines puissent manger chaud des chevaux porte-soupe livrent la nourriture. Chaque année, généralement en décembre, de grandes manoeuvres sont organisées. Celles du 20 au 29 janvier 1931 revêtent une grande ampleur et se déroulent devant des observateurs étrangers, le général Mac Arthur commandant les forces américaines du Pacifique y étant invité.
De 1930 à 1939, l'existence des légionnaires n'a plus rien de commun avec celle de leurs devanciers. L'affectation dans la péninsule est toujours réservée aux meilleurs éléments d'Algérie et du Maroc. Le voyage, qui est effectué sur le « Kouang Si » puis à partir de 1936 sur le « Sontay », ne dure que trente jours, avec les traditionnelles désertions du canal de Suez tant à l'aller qu'au retour. Les cantonnements sont bien conçus et confortables, à Dap Cau, Hagiang, Tong et Vietri. Dans cette dernière ville, le casernement s'ouvre sur un plan d'eau de trois kilomètres sur deux. Nombre de militaires vivant en concubinage avec une autochtone reçoivent l'autorisation de ne plus loger au quartier. Chaque couple habite une paillote dans un véritable village. Par plaisanterie, les légionnaires désignent certains de leurs camarades pour assumer les fonctions de maire, de conseillers municipaux et de gardes champêtres. Lors des rapatriements, des enfants en bas âge sont confiés à des religieuses, qui disent alors avec indulgence : « Ce sont là les petits péchés de ces messieurs les légionnaires ». La solde est devenue plus conséquente ; ainsi, en 1937, un caporal après 10 ans de service perçoit 550 francs tous les mois : le supplément colonial attribué aux soldats des Troupes Coloniales a été enfin accordé aux légionnaires à partir de 1936. En 1934, un officier note : « Monsieur le légionnaire est un monsieur habitué à être servi : la congaï, les boys laveurs, les coiffeurs indigènes, les coolies-pousse sont à sa disposition le jour et la nuit. Monsieur le légionnaire ne se lave plus lui même, il s'en remet à sa cô (en vietnamien tante ou jeune fille, dans le langage courant concubine) pour la corvée de nettoyage à la rentrée de l'exercice ». Bien que cela soit interdit, de jeunes Annamites nettoient les armes de leurs employeurs.
Outre un embourgeoisement inévitable, les deux maux qui accablent les étrangers sont ainsi évoqués dans les documents de l'époque. Les maladies vénériennes sont nombreuses, 150 cas pour 500 hommes au 7ème BFC. Pour ces raisons, le système de « l'encongaïage » est toléré voire encouragé. L'alcoolisme est aussi très répandu, un litre d'alcool de riz valant le prix d'une bouteille de bière. En revanche, un rapport constate « que l'opiomanie n'est pas du tout un problème sérieux. En temps normal, les drogués sont sanctionnés de quinze jours de prison sans aucun égard pour le manque qui s'ensuit ».
Désormais, en garnison, les légionnaires impressionnent les autochtones par leur cohésion et leur savoir-faire en de nombreux métiers. Le 23 août 1930, le 1er BFC du 1er REI défile rue Catinat à Saigon, clairons en tête, « ce qui produit un gros effet sur la population frappée par la belle allure et la discipline de la troupe ». L'orchestre symphonique du 5ème REI avec trente-cinq exécutants se produit avec succès dans les principales villes de la péninsule. De même, les équipes sportives du régiment remportent plusieurs challenges.
Fait nouveau, dans les villes de stationnement, les officiers sont reçus par les notables autochtones. Les sous-officiers et les hommes de troupe fréquentent volontiers les familles de leurs compagnes. Ils se rendent le dimanche dans les villages de celles-ci en compagnie de leur concubine revêtue de ses plus beaux atours. Dans ses souvenirs récemment parus un vieux Tonkinois, Thiêu van Mu, note « que dans son hameau de Ba Hang (Province de Phu Tho), les seuls Européens aperçus avant 1939 ont été des légionnaires dans leur costume de drap grossier ». Enfin, quelques légionnaires apprennent l'annamite avec leurs compagnes, joliment surnommées « les dictionnaires à chignon ».
L'égalité des soldes ayant été obtenue, les relations entre les militaires de la Légion et ceux des Troupes Coloniales sont apaisées bien que toujours empreintes d'une rivalité constante. Toutefois, en 1925, un « casus belli » très grave est constaté entre les deux troupes rivales. Des formations coloniales ayant été envoyées en Chine, les épouses de ces militaires sont restées dans leurs garnisons et ont parfois remplacé les marsouins par des légionnaires. L'affaire est si sérieuse qu'elle remonte au général Claudel directeur des Troupes Coloniales qui déclare « prendre des mesures immédiates ». En mai 1937, une unité mixte composée de la 2ème compagnie du I/5ème REI et de la 1ère compagnie du 9ème RIC est implantée à Khan Khay. Cependant, il est prévu que chacune de deux unités « mène sa vie propre ». De plus en plus de légionnaires libérés s'installent dans la péninsule. C'est notamment le cas de Grethen qui devient Inspecteur en chef de la Garde Indigène - qui sera assassiné par les Japonais à Thakhek au Laos en mars 1945 et inhumé au Mémorial de la Résistance du Mont Valérien - et auparavant d'Albert de Pouvourville qui poursuit une carrière journalistique et littéraire sous le pseudonyme de Màt Giôi (« oeil vif avisé »). Désormais depuis 1938, les étrangers libérables après 15 ans de service peuvent recevoir une concession agricole sur le plateau du Tran Ninh. Une douzaine de retraités s'établissent ainsi dans ce centre de colonisation militaire. Vingt ans après, un dignitaire méo de la région qui a appris le français avec eux s'exprime avec un fort accent et des mots tudesques.
(1) Immobilisation du corps du puni dans une position insoutenable, ce supplice pouvant durer plusieurs heures selon la gravité de la faute commise.
(2) Ce terme pourtant très usité n'est pas vietnamien, le mot exact serait plutôt « ruou ».
(3) En 1900, le capitaine Clément-Grandcourt note qu'avec leur prêt les légionnaires ne peuvent acheter des timbres pour écrire. En revanche, en 1897, le lieutenant de Menditte du 1er BLE déclare : « Je gagne de l'argent comme un marchand de cochons, c'est honteux, 340 francs par mois ».
Colonel Maurice RIVES
Re: La Légion et l'Indo de 1898 à 1939
trés instructif Daniel
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