le calot vert et rouge des "seigneurs" en Indo
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le calot vert et rouge des "seigneurs" en Indo
J’ai été, cinq ans durant, Légionnaire. Pourquoi ? C’est une question qu’on ne se pose pas. Imaginez ce que vous voulez, que j’étais fou d’amour pour une blonde, que la gamelle m’attirait, que j’avais eu des ennuis ici ou là… Peu importe.
En tout cas, j’étais volontaire, et pas de ceux qui se disent trois semaines après : "Si j’avais su ! On ne m’y reprendra plus". Moi, je savais, à peu près ce qui m’attendait. Et quand j’ai posé le képi blanc sur ma tête et enfilé un battle-dress tout neuf, je me suis dit : "Mon vieux Jean (C’est mon prénom, Mesdames), tiens toi bien, ne te saoule pas trop, fais ton boulot proprement et, puisque tu es là pour une paye – et même plusieurs – tâche de gagner un peu de galon."
J’ai à peu près réalisé mon programme. J’ai pris des cuites tous les 30 avril, en l’honneur de Camerone – mais pas trop dans les intervalles. Je me suis tenu, en général, plutôt bien que mal – voir mes notes, si Bel-Abbès veut les communiquer, ce qui m’étonnerait. J’ai fait mon boulot là où l’on m’a mis, et je suis devenu sergent, ce qui n’est pas rien, puisque notre cher Colonel Lorillot, du 2ème R.E.I., aujourd’hui Général, a écrit quelque part en 45 qu’un sous-officier de Légion est un seigneur.
Donc je suis devenu un seigneur. Un pas très grand, à vrai dire. J’ai surveillé des corvées plutôt terre à terre (nivellement de la cour du quartier, par exemple). Je suis allé chercher quelques palmes (en Indochine, bien sûr) pour décorer la popote le jour de Noël. J’ai fait le secrétaire – rapport à mon instruction, vous comprenez. A moi les états "néant", les propositions de citations (toujours pour les autres, d’ailleurs ; il faut dire que le commandement n’avait aucune raison de m’en décerner). A moi la frappe des petits papiers du Capitaine, du Commandant, du Colonel : j’étais "tapeur", selon la formule consacrée, puisque le titre est "dactylographe", outre qu’il évoque le plus souvent une personne du sexe aux formes aimables, dépassait en ampleur technique les moyens limités de nos secrétaires.
Mais quoi ! Je portais crânement le calot vert et rouge des "seigneurs". J’étais salué par la troupe, je saluais (avec rigueur) mes supérieurs – et Dieu sait qu’il y en avait. La discipline ? Elle est dure, dit-on, et les gens bien renseignés vous citeront dans le creux de l’oreille des sanctions à faire frémir. Jamais vu ça. Jamais rien vu, en tout cas de plus sensationnel que dans les unités régulières fermement commandées. D’ailleurs j’ai passé quatre ans sur cinq en Indochine, où l’on attache moins d’importance aux signes extérieurs qu’à la tenue au feu et au moral de baroudeur.
Si je n’ai pas oublié la Légion, si je ne l’oublierai jamais, ce n’est pas parce que j’y ai souffert. Certes non ! On m’y a traité partout avec compréhension, dans la mesure où, de mon côté, je tenais ma promesse de servir avec "honneur et fidélité".
Mais la Légion pour moi, ce sont les copains que j’y ai laissé. Admirable fraternité légionnaire ! Avant de porter l’égalitaire képi blanc, on était amis ou ennemis. On s’estimait ou on se haïssait, sans toujours savoir pourquoi. Après fini. Tous frères. Frères de soucis, frères de misère, frères d’espoir. Une anecdote : A Mascara, un nouvel engagé – quarante ans, solide, dur – avise un sergent bien plus jeune, grand, blond Allemand d’origine à y mettre sa main au feu. Dialogue :
- "Dis donc, Sergent, tu aurais pas été fait aux pattes à Cassino par un gars des chars ?"
- "C’est vrai. Je me suis engagé à la Légion quelques mois après."
- "Merde alors, c’est toi mon prisonnier ! Eh bien, c’est toi qui commande maintenant. Tu payes un pot quand même."
- "Bien sûr, mon vieux, ça s’arrose. Ce soir, six heures."
Copains qui donniez votre amitié sans réticence, sans limites, où êtes-vous maintenant ? Toi Karl, le Danois, gosse au visage d’archange, tu as sauté sur une mine près de Cao-Bang. Ladas le Lithuanien, qui jouait si doucement de la flûte près de moi, le soir en Sud-Annam, et qui n’apprit jamais un mot de français, quel drame te fit te suicider, un jour dans un hôpital ? Anton l’Autrichien, le meilleur spécialiste des transmissions, tu es mort après des mois de maladie.
D’autres sont rentrés chez eux et m’écrivent parfois. Certains ont rengagé, que je revois au hasard des cantonnements d’Indochine. Mais vous, vous tous dont le destin m’a séparé, qu’êtes-vous devenus, à qui apportez-vous la flamme inquiète et vigilante de votre amitié ? N’êtes-vous pas seuls, au moins dans quelque garnison, à remâcher les déceptions de votre vie, à considérer un horizon bouché, fermé ?
On commence par la plaisanterie. On finit dans le drame. C’est cela, d’ailleurs la Légion. Le rire d’un Légionnaire n’est jamais complètement détendu. On y discerne – si l’on sait l’écouter – une sorte de fêlure. Sauf chez les bonnes brutes placides pour qui demain n’a jamais compté, et qui vivent dans un épais présent. Il y en a peu, si peu, heureusement – ou malheureusement.
Et pourtant ! J’ai encore un képi blanc, chez moi, celui de mes débuts, sali, cabossé pour avoir traîné dans trop de sacs et de cantines. Parfois je le sors, je le regarde. IL me parle, vous savez. Il me redit nos cantonnements d’Alsace en 45 ; l’Oranie, où le pinard ne coûtait rien, mais le soleil tapait trop pendant les marches : l’Indochine, enfin, à laquelle je me suis tant attaché qu’elle m’est devenu une seconde patrie ; les amis, tous les amis, qui sont encore ou ne sont plus.
Vous n’êtes pas obligés de croire cette histoire de képi. Laissez-moi vous dire tout de même que si j’avais dix ans de moins, une meilleure santé, pas de souci de famille, je redresserais à la vapeur le carton bouilli, je laverais, avec un peu d’eau de Javel, la coiffe qui fut blanche et je remettrais mon képi pour me rendre au prochain bureau d’engagement Légion. C’est bête, hein ? C’est comme cela : cherchez pas à comprendre – moi, je ne sais pas, je ne cherche pas à savoir pourquoi.
souce : Extrait de "Combattant d’Indochine" avril 1952
En tout cas, j’étais volontaire, et pas de ceux qui se disent trois semaines après : "Si j’avais su ! On ne m’y reprendra plus". Moi, je savais, à peu près ce qui m’attendait. Et quand j’ai posé le képi blanc sur ma tête et enfilé un battle-dress tout neuf, je me suis dit : "Mon vieux Jean (C’est mon prénom, Mesdames), tiens toi bien, ne te saoule pas trop, fais ton boulot proprement et, puisque tu es là pour une paye – et même plusieurs – tâche de gagner un peu de galon."
J’ai à peu près réalisé mon programme. J’ai pris des cuites tous les 30 avril, en l’honneur de Camerone – mais pas trop dans les intervalles. Je me suis tenu, en général, plutôt bien que mal – voir mes notes, si Bel-Abbès veut les communiquer, ce qui m’étonnerait. J’ai fait mon boulot là où l’on m’a mis, et je suis devenu sergent, ce qui n’est pas rien, puisque notre cher Colonel Lorillot, du 2ème R.E.I., aujourd’hui Général, a écrit quelque part en 45 qu’un sous-officier de Légion est un seigneur.
Donc je suis devenu un seigneur. Un pas très grand, à vrai dire. J’ai surveillé des corvées plutôt terre à terre (nivellement de la cour du quartier, par exemple). Je suis allé chercher quelques palmes (en Indochine, bien sûr) pour décorer la popote le jour de Noël. J’ai fait le secrétaire – rapport à mon instruction, vous comprenez. A moi les états "néant", les propositions de citations (toujours pour les autres, d’ailleurs ; il faut dire que le commandement n’avait aucune raison de m’en décerner). A moi la frappe des petits papiers du Capitaine, du Commandant, du Colonel : j’étais "tapeur", selon la formule consacrée, puisque le titre est "dactylographe", outre qu’il évoque le plus souvent une personne du sexe aux formes aimables, dépassait en ampleur technique les moyens limités de nos secrétaires.
Mais quoi ! Je portais crânement le calot vert et rouge des "seigneurs". J’étais salué par la troupe, je saluais (avec rigueur) mes supérieurs – et Dieu sait qu’il y en avait. La discipline ? Elle est dure, dit-on, et les gens bien renseignés vous citeront dans le creux de l’oreille des sanctions à faire frémir. Jamais vu ça. Jamais rien vu, en tout cas de plus sensationnel que dans les unités régulières fermement commandées. D’ailleurs j’ai passé quatre ans sur cinq en Indochine, où l’on attache moins d’importance aux signes extérieurs qu’à la tenue au feu et au moral de baroudeur.
Si je n’ai pas oublié la Légion, si je ne l’oublierai jamais, ce n’est pas parce que j’y ai souffert. Certes non ! On m’y a traité partout avec compréhension, dans la mesure où, de mon côté, je tenais ma promesse de servir avec "honneur et fidélité".
Mais la Légion pour moi, ce sont les copains que j’y ai laissé. Admirable fraternité légionnaire ! Avant de porter l’égalitaire képi blanc, on était amis ou ennemis. On s’estimait ou on se haïssait, sans toujours savoir pourquoi. Après fini. Tous frères. Frères de soucis, frères de misère, frères d’espoir. Une anecdote : A Mascara, un nouvel engagé – quarante ans, solide, dur – avise un sergent bien plus jeune, grand, blond Allemand d’origine à y mettre sa main au feu. Dialogue :
- "Dis donc, Sergent, tu aurais pas été fait aux pattes à Cassino par un gars des chars ?"
- "C’est vrai. Je me suis engagé à la Légion quelques mois après."
- "Merde alors, c’est toi mon prisonnier ! Eh bien, c’est toi qui commande maintenant. Tu payes un pot quand même."
- "Bien sûr, mon vieux, ça s’arrose. Ce soir, six heures."
Copains qui donniez votre amitié sans réticence, sans limites, où êtes-vous maintenant ? Toi Karl, le Danois, gosse au visage d’archange, tu as sauté sur une mine près de Cao-Bang. Ladas le Lithuanien, qui jouait si doucement de la flûte près de moi, le soir en Sud-Annam, et qui n’apprit jamais un mot de français, quel drame te fit te suicider, un jour dans un hôpital ? Anton l’Autrichien, le meilleur spécialiste des transmissions, tu es mort après des mois de maladie.
D’autres sont rentrés chez eux et m’écrivent parfois. Certains ont rengagé, que je revois au hasard des cantonnements d’Indochine. Mais vous, vous tous dont le destin m’a séparé, qu’êtes-vous devenus, à qui apportez-vous la flamme inquiète et vigilante de votre amitié ? N’êtes-vous pas seuls, au moins dans quelque garnison, à remâcher les déceptions de votre vie, à considérer un horizon bouché, fermé ?
On commence par la plaisanterie. On finit dans le drame. C’est cela, d’ailleurs la Légion. Le rire d’un Légionnaire n’est jamais complètement détendu. On y discerne – si l’on sait l’écouter – une sorte de fêlure. Sauf chez les bonnes brutes placides pour qui demain n’a jamais compté, et qui vivent dans un épais présent. Il y en a peu, si peu, heureusement – ou malheureusement.
Et pourtant ! J’ai encore un képi blanc, chez moi, celui de mes débuts, sali, cabossé pour avoir traîné dans trop de sacs et de cantines. Parfois je le sors, je le regarde. IL me parle, vous savez. Il me redit nos cantonnements d’Alsace en 45 ; l’Oranie, où le pinard ne coûtait rien, mais le soleil tapait trop pendant les marches : l’Indochine, enfin, à laquelle je me suis tant attaché qu’elle m’est devenu une seconde patrie ; les amis, tous les amis, qui sont encore ou ne sont plus.
Vous n’êtes pas obligés de croire cette histoire de képi. Laissez-moi vous dire tout de même que si j’avais dix ans de moins, une meilleure santé, pas de souci de famille, je redresserais à la vapeur le carton bouilli, je laverais, avec un peu d’eau de Javel, la coiffe qui fut blanche et je remettrais mon képi pour me rendre au prochain bureau d’engagement Légion. C’est bête, hein ? C’est comme cela : cherchez pas à comprendre – moi, je ne sais pas, je ne cherche pas à savoir pourquoi.
souce : Extrait de "Combattant d’Indochine" avril 1952
Re: le calot vert et rouge des "seigneurs" en Indo
merci Daniel
légion lorsque tu nous colle à peau.....
légion lorsque tu nous colle à peau.....
Invité- Invité
Re: le calot vert et rouge des "seigneurs" en Indo
encore un magnifique récit chargé d"emotion !
Invité- Invité
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