« De I'autre côté de l'eau », Général Dominique de La Motte
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« De I'autre côté de l'eau », Général Dominique de La Motte
A 26 ans, en Indochine, Dominique de La Motte s'est retrouvé «roi» d'un poste avancé dans la jungle. Un témoignage fascinant sur une «guerre tordue».
Depuis quelques années, la guerre d’Indochine est l’objet d’un certain renouveau historiographique qui témoignage de la vitalité de la recherche sur l’histoire des conflits indochinois. Même si le sujet est loin d’avoir été épuisé, de nouvelles études ont permis d’approfondir, notamment dans le domaine militaire, les connaissances que les grandes synthèses avaient fait connaître dans les années 1980-1990, à la faveur de l’ouverture des archives du ministère de la Défense. Surtout, la dimension vietnamienne du conflit, précocement explorée par des spécialistes aussi éminents que Paul Mus, Philippe Devillers ou Bernard Fall, a été renouvelée par une nouvelle génération de jeunes « vietnamologues » français et américains [1] , parallèlement à la publication des mémoires de certains grands acteurs vietnamiens de cette guerre [2] . Et pourtant, comme la guerre de Corée aux États-Unis, la guerre d’Indochine souffre d’un grave déficit dans la mémoire collective des Français. Victime tout à la fois de son éloignement géographique, de son manque de légitimité, de ses mensonges, de sa fin humiliante, et des guerres qui lui ont succédé et l’ont en quelque sorte recouverte par strates successives (l’Algérie puis le Vietnam), elle demeure globalement mal connue, peu ou pas enseignée, pratiquement absente des manuels de l’enseignement secondaire. Tout au plus fait-elle de brèves réapparitions sur la scène médiatique à l’occasion de grandes commémorations, dont le cinquantenaire de la bataille de Dien Bien Phu a sans aucun doute constitué l’apogée [3] .
Si les travaux universitaires peinent à s’imposer dans le grand public, tel n’est pas le cas de la littérature de témoignages, qui constitue encore, apparemment, l’un des vecteurs d’accès privilégiés des Français à l’histoire des relations entre la France et « l’Indochine ». C’est que la force d’attraction du mythe exotique indochinois dans lequel s’inscrivent la plupart des témoignages est encore prégnante dans l’imaginaire collectif des Français, comme en témoignent certains succès éditoriaux [4] ou cinématographiques [5] des années 1990-2000. Mélange d’aventure et de danger, d’amour et de sensualité, de guerre et de violence, de nostalgie et de mélancolie, ce mythe survit dans les mentalités à la faveur d’un processus de « dépossession » de l’Indochine dont Pierre-Richard Feray analyse ainsi les ressorts psychologiques :
« Dans cette épreuve de vérité, l’attitude de nos écrivains, autrement dit leurs écrits, est d’un apport fondamental. Ils nous ont préparé à l’aimer [l’Indochine] – parfois à la détester ; ils ont tenté de nous initier à ses mystères – nous ne les avons pas crus dès l’instant où nos orientalistes nous ont convaincus que l’ignorance des cultures d’Indochine servait celle des charlatans ; ils nous ont guidé à vouloir la désirer – donc à souffrir ; et à vouloir, dans ses luttes, la comprendre – sans pouvoir toujours de “l’intérieur” la saisir. Autant le sentiment d’une grandeur disparue est triste, autant notre “vérité” sur l’Indochine est jouissive, mélancoliquement jouissive, parce que, à la limite, qu’elle s’est dépossédée de nous avive le désir que nous avons d’elle. Désormais nous la regardons, en son ensemble et en ses parties, pour elle-même, pour ce qu’elle est [6] . »
Préfacé par Stéphane Audoin-Rouzeau, grand spécialiste de la Première Guerre mondiale – dont il faudra étudier un jour la place dans l’imaginaire collectif des combattants français en Indochine –, l’ouvrage du général de la Motte s’inscrit dans cette veine littéraire et mémorielle. Avec un incontestable talent de plume et une étonnante précision dans la description de souvenirs déjà anciens, mais que les psychologues savent d’autant mieux ancrés dans la mémoire qu’ils véhiculent une forte charge émotionnelle, l’auteur livre ici le souvenir d’une « obscure période sans gloire […], si intensément aurore et crépuscule ». Une période qui l’habite encore, longtemps après, des années de campagne et une brillante carrière militaire plus tard. Comme, du reste, nombre de ses camarades de la promotion 1945-1947 et tous ces « soldats perdus [7] » de la « génération sacrifiée », formés à la défense d’une certaine idée de leur pays : la « plus grande France », que le processus de décolonisation précipité par la Deuxième Guerre mondiale allait brutalement dissiper.
Placé à la tête d’un commando de cent trente partisans composé pour un tiers de Vietnamiens et pour deux tiers de Khmers, le jeune lieutenant Dominique de la Motte n’a que vingt-six ans quand il débarque en Indochine, où le général de Lattre, partisan d’y multiplier ce type de commando, vient de se voir confier les pouvoirs civils et militaires. Grâce à son autorité, à son habileté et à la solde qu’il leur distribue en puisant dans une caisse noire alimentée par les prises de guerre, de la Motte va néanmoins gagner progressivement la confiance de ses hommes. Dans ce petit bout de territoire isolé de tout, les obstacles sont nombreux et l’environnement, gangrené par la « trahison », est hostile : ce n’est pas tant le fait d’un adversaire généralement insaisissable, éparpillé « de l’autre côté de l’eau » (selon le titre très opportunément donné à l’ouvrage), que celui des Français, militaires et civils engoncés dans leurs habitudes, jaloux de leurs prérogatives et des apparences de pouvoir qu’elles suscitent : un colonel pleurnichard, dépassé par les événements ; des bureaucrates englués dans la routine, à Saigon ; un planteur de caoutchouc cynique et vaniteux, dont le jeune lieutenant est chargé de défendre le territoire à proximité de la frontière cambodgienne et du siège caodaïste de Tay Ninh… Abandonné à lui-même, chargé de mener, à la vie comme à la mort, des hommes d’une autre couleur et d’une autre culture ; de bricoler des solutions de fortune dans une guerre « tordue », décidément atypique, faite d’attaques de postes isolés, d’opérations de renseignement et de harcèlement, de longues heures d’attente et de rares affrontements avec l’adversaire, de la Motte rejoint la cohorte de ces « Centurions » popularisés par Jean Lartéguy en pleine guerre d’Algérie. Les grands débats qui agitent alors le haut commandement et le microcosme parisien, après le désastre de Cao Bang en octobre 1950, sur l’équilibre des forces en Europe, l’envoi de renforts, la « vietnamisation », l’aide américaine ou la menace chinoise, paraissent bien loin de ses préoccupations. À certains égards, Dominique de la Motte ressemble à ces aventuriers tant prisés par la littérature coloniale : solitaire, bâtisseur (tout au moins à l’échelle du fief qu’il s’est taillé), « liquidateur » aussi, à ses dépens [8] .
On ne cessera pas de répéter à quel point le témoignage est précieux pour l’historien qui s’efforce de mettre de la cohérence, de l’intelligibilité, mais aussi de l’épaisseur humaine, dans un passé parfois difficile à saisir à travers les seules sources primaires. Celui du général de La Motte renvoie assurément à l’universalité de la guerre. Il traduit cette fascination, cette ivresse du combat commune à de nombreux soldats et qui a inspiré tant d’écrivains, de poètes, de reporters et de cinéastes – combat contre l’autre, rapidement déshumanisé ; combat contre soi-même pour conserver sa part d’humanité et celle des siens. Il rappelle la force des liens entre combattants, qui transcendent toutes les différences d’âge, d’origine ethnique et sociale – mais aussi leur fragilité. Il décrit un espace qui ne dépasse pas quelques dizaines de kilomètres carrés et ne met pas en scène plus de quelques centaines d’hommes, dont les activités sont partagées entre les opérations « qui prennent le tiers ou la moitié du temps », l’entraînement, les patrouilles de sécurité et le sport. Il n’est pas exempt des préjugés de l’époque pour les autres « races », empruntant à une rhétorique depuis longtemps abandonnée par la littérature scientifique (« Les Jaunes »…) et à une caractériologie un peu fossilisée qui distingue bien hâtivement entre Cochinchinois « vifs, retors, intelligents », et Khmers « naïfs, humbles […], gais », nourris d’un « incroyable mépris pour la vie humaine » (p. 24). Mais le général de la Motte n’a pas d’autre prétention que de dire sa guerre. Jeune chef attaché à ses hommes et nourri d’une solide éthique militaire, son témoignage est sobre, sincère, et, de fait, irremplaçable.
Il n’est pas, cependant, sans contradiction : l’auteur confesse, en effet, qu’il ignorait tout, en débarquant en Indochine, de ses partisans et du Vietnam ; comme ses derniers ignoraient tout de la France et du communisme. Et pourtant, il écrit plus loin qu’il ne renie rien de ses combats passés contre l’« abominable » régime communiste, dans le cadre d’une guerre révolutionnaire dont les ressorts et les objectifs sont totalement caricaturés (chapitre 10). Or, la force et le succès de ce régime ne s’expliquent, précisément, que par une étroite et subtile dialectique entre communisme et nationalisme, entre tradition et modernité, mise en œuvre et incarnée par la première génération de dirigeants de la République démocratique du Vietnam, dont Ho Chi Minh a été et demeure l’archétype [9] . Symptomatique de ce déficit de « communication interculturelle » entre Français et Vietnamiens que déplorait Paul Mus en son temps, l’aveu du général de la Motte sur l’ampleur des méconnaissances réciproques rend d’autant plus artificiel et tragique, a posteriori, le combat idéologique que la France a cru devoir imposer, avec le soutien d’une élite francophone qui lui devait son ascension, non seulement à des jeunes officiers français de l’âge du lieutenant de la Motte (parmi lesquels plus de 800 ne sont jamais revenus), mais aussi à des millions de Vietnamiens contre leurs frères de sang. Car telle fut aussi la guerre d’Indochine : une guerre civile meurtrière, constamment attisée par les puissances extérieures, qui aura coûté au total près de 100 000 morts dans les troupes de l’Union française, et sans doute plus d’un demi-million de Vietnamiens, civils et militaires.
Notes :
[1] On se reportera aux thèses de Bertrand de Hartingh, Christopher Goscha, Benoît de Tréglodé, François Guillemot, ou encore Lien Hang Nguyen.
[2] Voir, en particulier, les mémoires des généraux Hoang Van Thai et Vo Nguyen Giap, et du colonel Dang Van Viet. Seuls les deux derniers ont été traduits en français.
[3] Sur la mémoire de la bataille de Dien Bien Phu, voir en particulier : Alain Ruscio et Serges Tignères, Dien Bien Phu. Mythes et réalités, 1954-2004, Paris, Les Indes Savantes, 2005 ; Pierre Journoud et Hugues Tertrais (dir.), 1954-2004. La bataille de Dien Bien Phu entre histoire et mémoire, Paris, SFHOM, 2004.
[4] Dans des registres fort différents mais empruntés à la littérature post-coloniale (ou néo-coloniale), citons pêle-mêle la publication ou la réédition des ouvrages de Marguerite Duras, Lucien Bodard, Jean Lartéguy, Erwan Bergot, Pierre Schoendoerffer, Hélie de Saint-Marc, Marcel Bigeard…
[5] L’Amant de Jean-Jacques Annaud et Indochine de Régis Warnier, en 1992. Sur le double processus de mythification et de mystification véhiculé par ces films : Delphine Robic-Diaz, La Guerre d’Indochine dans le cinéma français (1945-2006). Image(s) d’un trou de mémoire, thèse de doctorat, université Paris III, 2007.
[6] Pierre-Richard Feray, « Indochine : un grand mythe de l’universalité française », conférence à Dinan, juin 2002 (en ligne sur : http://www.feray.org/pdf/IndoRichard.pdf, lien consulté le 9 juillet 2009).
[7] Marie-France Etchegoin, Soldats perdus. De l’Indochine à l’Algérie, dans la tourmente des guerres coloniales, Paris, Bayard, 2007.
[8] Henri Copin, « Confins et frontières : civilisés et décivilisés en extrême Asie indochinoise », Revue de littérature comparée, n° 287, janvier 2001, p. 85.
[9] Sur cette dialectique : quatre références prises à un demi-siècle de distance : Paul Mus, Sociologie d’une guerre, Paris, Seuil, 1952 ; Philippe Devillers, Histoire du Vietnam de 1940 à 1952, Paris, Seuil, 1952 ; Benoît de Tréglodé et Ch. Goscha (ed.), Naissance d’un état-parti. Le Viêt Nam depuis 1945. état, contestations et constructions d’une nation, Paris, Les Indes Savantes, 2004 ; Stéphane Dovert et Benoît de Tréglodé (dir.), Vietnam contemporain, Paris, Les Indes Savantes, 2004.
Le lieutenant a terminé sa carrière général de corps d'armée à la tête de la V°. Région militaire. Puis il a écrit ce récit sobre et généreux. « Surplombée de trop haut par la grande tragédie de Diên Biên Phu, recouverte ensuite par le conflit algérien, la guerre d'Indochine est une guerre oubliée. Par la force de son récit, Dominique de La Motte nous la jette au visage »
Depuis quelques années, la guerre d’Indochine est l’objet d’un certain renouveau historiographique qui témoignage de la vitalité de la recherche sur l’histoire des conflits indochinois. Même si le sujet est loin d’avoir été épuisé, de nouvelles études ont permis d’approfondir, notamment dans le domaine militaire, les connaissances que les grandes synthèses avaient fait connaître dans les années 1980-1990, à la faveur de l’ouverture des archives du ministère de la Défense. Surtout, la dimension vietnamienne du conflit, précocement explorée par des spécialistes aussi éminents que Paul Mus, Philippe Devillers ou Bernard Fall, a été renouvelée par une nouvelle génération de jeunes « vietnamologues » français et américains [1] , parallèlement à la publication des mémoires de certains grands acteurs vietnamiens de cette guerre [2] . Et pourtant, comme la guerre de Corée aux États-Unis, la guerre d’Indochine souffre d’un grave déficit dans la mémoire collective des Français. Victime tout à la fois de son éloignement géographique, de son manque de légitimité, de ses mensonges, de sa fin humiliante, et des guerres qui lui ont succédé et l’ont en quelque sorte recouverte par strates successives (l’Algérie puis le Vietnam), elle demeure globalement mal connue, peu ou pas enseignée, pratiquement absente des manuels de l’enseignement secondaire. Tout au plus fait-elle de brèves réapparitions sur la scène médiatique à l’occasion de grandes commémorations, dont le cinquantenaire de la bataille de Dien Bien Phu a sans aucun doute constitué l’apogée [3] .
Si les travaux universitaires peinent à s’imposer dans le grand public, tel n’est pas le cas de la littérature de témoignages, qui constitue encore, apparemment, l’un des vecteurs d’accès privilégiés des Français à l’histoire des relations entre la France et « l’Indochine ». C’est que la force d’attraction du mythe exotique indochinois dans lequel s’inscrivent la plupart des témoignages est encore prégnante dans l’imaginaire collectif des Français, comme en témoignent certains succès éditoriaux [4] ou cinématographiques [5] des années 1990-2000. Mélange d’aventure et de danger, d’amour et de sensualité, de guerre et de violence, de nostalgie et de mélancolie, ce mythe survit dans les mentalités à la faveur d’un processus de « dépossession » de l’Indochine dont Pierre-Richard Feray analyse ainsi les ressorts psychologiques :
« Dans cette épreuve de vérité, l’attitude de nos écrivains, autrement dit leurs écrits, est d’un apport fondamental. Ils nous ont préparé à l’aimer [l’Indochine] – parfois à la détester ; ils ont tenté de nous initier à ses mystères – nous ne les avons pas crus dès l’instant où nos orientalistes nous ont convaincus que l’ignorance des cultures d’Indochine servait celle des charlatans ; ils nous ont guidé à vouloir la désirer – donc à souffrir ; et à vouloir, dans ses luttes, la comprendre – sans pouvoir toujours de “l’intérieur” la saisir. Autant le sentiment d’une grandeur disparue est triste, autant notre “vérité” sur l’Indochine est jouissive, mélancoliquement jouissive, parce que, à la limite, qu’elle s’est dépossédée de nous avive le désir que nous avons d’elle. Désormais nous la regardons, en son ensemble et en ses parties, pour elle-même, pour ce qu’elle est [6] . »
Préfacé par Stéphane Audoin-Rouzeau, grand spécialiste de la Première Guerre mondiale – dont il faudra étudier un jour la place dans l’imaginaire collectif des combattants français en Indochine –, l’ouvrage du général de la Motte s’inscrit dans cette veine littéraire et mémorielle. Avec un incontestable talent de plume et une étonnante précision dans la description de souvenirs déjà anciens, mais que les psychologues savent d’autant mieux ancrés dans la mémoire qu’ils véhiculent une forte charge émotionnelle, l’auteur livre ici le souvenir d’une « obscure période sans gloire […], si intensément aurore et crépuscule ». Une période qui l’habite encore, longtemps après, des années de campagne et une brillante carrière militaire plus tard. Comme, du reste, nombre de ses camarades de la promotion 1945-1947 et tous ces « soldats perdus [7] » de la « génération sacrifiée », formés à la défense d’une certaine idée de leur pays : la « plus grande France », que le processus de décolonisation précipité par la Deuxième Guerre mondiale allait brutalement dissiper.
Placé à la tête d’un commando de cent trente partisans composé pour un tiers de Vietnamiens et pour deux tiers de Khmers, le jeune lieutenant Dominique de la Motte n’a que vingt-six ans quand il débarque en Indochine, où le général de Lattre, partisan d’y multiplier ce type de commando, vient de se voir confier les pouvoirs civils et militaires. Grâce à son autorité, à son habileté et à la solde qu’il leur distribue en puisant dans une caisse noire alimentée par les prises de guerre, de la Motte va néanmoins gagner progressivement la confiance de ses hommes. Dans ce petit bout de territoire isolé de tout, les obstacles sont nombreux et l’environnement, gangrené par la « trahison », est hostile : ce n’est pas tant le fait d’un adversaire généralement insaisissable, éparpillé « de l’autre côté de l’eau » (selon le titre très opportunément donné à l’ouvrage), que celui des Français, militaires et civils engoncés dans leurs habitudes, jaloux de leurs prérogatives et des apparences de pouvoir qu’elles suscitent : un colonel pleurnichard, dépassé par les événements ; des bureaucrates englués dans la routine, à Saigon ; un planteur de caoutchouc cynique et vaniteux, dont le jeune lieutenant est chargé de défendre le territoire à proximité de la frontière cambodgienne et du siège caodaïste de Tay Ninh… Abandonné à lui-même, chargé de mener, à la vie comme à la mort, des hommes d’une autre couleur et d’une autre culture ; de bricoler des solutions de fortune dans une guerre « tordue », décidément atypique, faite d’attaques de postes isolés, d’opérations de renseignement et de harcèlement, de longues heures d’attente et de rares affrontements avec l’adversaire, de la Motte rejoint la cohorte de ces « Centurions » popularisés par Jean Lartéguy en pleine guerre d’Algérie. Les grands débats qui agitent alors le haut commandement et le microcosme parisien, après le désastre de Cao Bang en octobre 1950, sur l’équilibre des forces en Europe, l’envoi de renforts, la « vietnamisation », l’aide américaine ou la menace chinoise, paraissent bien loin de ses préoccupations. À certains égards, Dominique de la Motte ressemble à ces aventuriers tant prisés par la littérature coloniale : solitaire, bâtisseur (tout au moins à l’échelle du fief qu’il s’est taillé), « liquidateur » aussi, à ses dépens [8] .
On ne cessera pas de répéter à quel point le témoignage est précieux pour l’historien qui s’efforce de mettre de la cohérence, de l’intelligibilité, mais aussi de l’épaisseur humaine, dans un passé parfois difficile à saisir à travers les seules sources primaires. Celui du général de La Motte renvoie assurément à l’universalité de la guerre. Il traduit cette fascination, cette ivresse du combat commune à de nombreux soldats et qui a inspiré tant d’écrivains, de poètes, de reporters et de cinéastes – combat contre l’autre, rapidement déshumanisé ; combat contre soi-même pour conserver sa part d’humanité et celle des siens. Il rappelle la force des liens entre combattants, qui transcendent toutes les différences d’âge, d’origine ethnique et sociale – mais aussi leur fragilité. Il décrit un espace qui ne dépasse pas quelques dizaines de kilomètres carrés et ne met pas en scène plus de quelques centaines d’hommes, dont les activités sont partagées entre les opérations « qui prennent le tiers ou la moitié du temps », l’entraînement, les patrouilles de sécurité et le sport. Il n’est pas exempt des préjugés de l’époque pour les autres « races », empruntant à une rhétorique depuis longtemps abandonnée par la littérature scientifique (« Les Jaunes »…) et à une caractériologie un peu fossilisée qui distingue bien hâtivement entre Cochinchinois « vifs, retors, intelligents », et Khmers « naïfs, humbles […], gais », nourris d’un « incroyable mépris pour la vie humaine » (p. 24). Mais le général de la Motte n’a pas d’autre prétention que de dire sa guerre. Jeune chef attaché à ses hommes et nourri d’une solide éthique militaire, son témoignage est sobre, sincère, et, de fait, irremplaçable.
Il n’est pas, cependant, sans contradiction : l’auteur confesse, en effet, qu’il ignorait tout, en débarquant en Indochine, de ses partisans et du Vietnam ; comme ses derniers ignoraient tout de la France et du communisme. Et pourtant, il écrit plus loin qu’il ne renie rien de ses combats passés contre l’« abominable » régime communiste, dans le cadre d’une guerre révolutionnaire dont les ressorts et les objectifs sont totalement caricaturés (chapitre 10). Or, la force et le succès de ce régime ne s’expliquent, précisément, que par une étroite et subtile dialectique entre communisme et nationalisme, entre tradition et modernité, mise en œuvre et incarnée par la première génération de dirigeants de la République démocratique du Vietnam, dont Ho Chi Minh a été et demeure l’archétype [9] . Symptomatique de ce déficit de « communication interculturelle » entre Français et Vietnamiens que déplorait Paul Mus en son temps, l’aveu du général de la Motte sur l’ampleur des méconnaissances réciproques rend d’autant plus artificiel et tragique, a posteriori, le combat idéologique que la France a cru devoir imposer, avec le soutien d’une élite francophone qui lui devait son ascension, non seulement à des jeunes officiers français de l’âge du lieutenant de la Motte (parmi lesquels plus de 800 ne sont jamais revenus), mais aussi à des millions de Vietnamiens contre leurs frères de sang. Car telle fut aussi la guerre d’Indochine : une guerre civile meurtrière, constamment attisée par les puissances extérieures, qui aura coûté au total près de 100 000 morts dans les troupes de l’Union française, et sans doute plus d’un demi-million de Vietnamiens, civils et militaires.
Notes :
[1] On se reportera aux thèses de Bertrand de Hartingh, Christopher Goscha, Benoît de Tréglodé, François Guillemot, ou encore Lien Hang Nguyen.
[2] Voir, en particulier, les mémoires des généraux Hoang Van Thai et Vo Nguyen Giap, et du colonel Dang Van Viet. Seuls les deux derniers ont été traduits en français.
[3] Sur la mémoire de la bataille de Dien Bien Phu, voir en particulier : Alain Ruscio et Serges Tignères, Dien Bien Phu. Mythes et réalités, 1954-2004, Paris, Les Indes Savantes, 2005 ; Pierre Journoud et Hugues Tertrais (dir.), 1954-2004. La bataille de Dien Bien Phu entre histoire et mémoire, Paris, SFHOM, 2004.
[4] Dans des registres fort différents mais empruntés à la littérature post-coloniale (ou néo-coloniale), citons pêle-mêle la publication ou la réédition des ouvrages de Marguerite Duras, Lucien Bodard, Jean Lartéguy, Erwan Bergot, Pierre Schoendoerffer, Hélie de Saint-Marc, Marcel Bigeard…
[5] L’Amant de Jean-Jacques Annaud et Indochine de Régis Warnier, en 1992. Sur le double processus de mythification et de mystification véhiculé par ces films : Delphine Robic-Diaz, La Guerre d’Indochine dans le cinéma français (1945-2006). Image(s) d’un trou de mémoire, thèse de doctorat, université Paris III, 2007.
[6] Pierre-Richard Feray, « Indochine : un grand mythe de l’universalité française », conférence à Dinan, juin 2002 (en ligne sur : http://www.feray.org/pdf/IndoRichard.pdf, lien consulté le 9 juillet 2009).
[7] Marie-France Etchegoin, Soldats perdus. De l’Indochine à l’Algérie, dans la tourmente des guerres coloniales, Paris, Bayard, 2007.
[8] Henri Copin, « Confins et frontières : civilisés et décivilisés en extrême Asie indochinoise », Revue de littérature comparée, n° 287, janvier 2001, p. 85.
[9] Sur cette dialectique : quatre références prises à un demi-siècle de distance : Paul Mus, Sociologie d’une guerre, Paris, Seuil, 1952 ; Philippe Devillers, Histoire du Vietnam de 1940 à 1952, Paris, Seuil, 1952 ; Benoît de Tréglodé et Ch. Goscha (ed.), Naissance d’un état-parti. Le Viêt Nam depuis 1945. état, contestations et constructions d’une nation, Paris, Les Indes Savantes, 2004 ; Stéphane Dovert et Benoît de Tréglodé (dir.), Vietnam contemporain, Paris, Les Indes Savantes, 2004.
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