Croque-Mort en Indo
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Croque-Mort en Indo
retrouvé, dans les anciennes archives qui ont été éparpillées comme tout le monde sait, à la faveur du coup de force vietminh, en décembre 1946, au marché de Dông-Ba (Hué) et vendues comme papier d'emballage, un document unique en son genre. C'est une requête, parfaitement authentique, datée de 1917 et adressée par l'entrepreneur des Pompes Funèbres de la ville de Hué au Résident de France, à Thua-Thiêja. Le signataire de cette requête serait encore en vie. C'est un illettré, portant un nom de fruit précédé d'un numéral et qui a échoué comme horloger dans une station d'altitude... Quant à l'auteur, on m'assure qu'il vit encore également et qu'il serait devenu raccommodeur de porcelaine!
D'après les notes jointes au dossier, cette requête a reçu une suite favorable, les Autorités municipales, déridées, ayant trouvé le fond parfaitement logique, bien que la forme fût peu orthodoxe. Elle aurait même été communiquée à un certain nombre de fonctionnaires à titre de curiosité.
Hué, le 21 juillet 1917
à Monsieur l'Administrateur,
Résident de France à Thua-Thiên
Monsieur le Résident,
Je, soussigné T. T. X., dit H. C., entrepreneur des Pompes Funèbres à Hué, ai l'honneur de venir vous exposer très respectueusement ce qui suit :
Jusqu'en 1916, lorsqu'un Français mourait à Hué, la Ville devait l'enterrer « en régie ». L'opération essentielle consistait à transporter le corps du défunt de son domicile à sa dernière demeure, au Cimeière de Phu-Cam, dans la banlieue, l'intéressé ne pouvant effectuer cet ultime voyage par ses propres moyens.
A cet effet, la Municipalité disposait d'un corbillard suffisamment décoratif, mais les chevaux étaient fournis par la Jumenterie et les six croque-morts étaient des coolies du Service des Travaux Publics déguisés pour la circonstance.
Les chevaux de la Jumenterie, tous de bonne taille, faisaient certainement plaisir à voir, mais comme ils sont trop bien nourris (ration journalière : 8 litres de paddy et herbe-éléphant à discrétion) et qu'ils sont des produits de croisements, (1/4 annamite, 3/4 australien ou tarbais) ils ont tous un très grave défaut : dès qu'ils sont attelés entre deux brancards, ils ne demandent qu'à galoper ou trotter à une vive allure et le convoi funèbre, suivi de la famille et des fonctionnaires, souvent respectables, avaient de la peine à les suivre. On voyait alors dans les rues le spectacle peu banal d'une procession de gens solennels marchant presque au pas de gymnastique, alors qu'une cérémonie rituelle de ce genre, surtout dans notre pays, doit toujours être accomplie avec gravité, dignité, majesté et componction.
Monsieur C., Administrateur des Services Civils, Résident de France à Thua-Thiên à cette époque, qui était un Administrateur particulièrement clairvoyant, s'est peut-être dit que, dans tout Hué, mes braves petits chevaux sont les seuls qui soient capables de marcher honnêtement au pas comme ils le font d'habitude ; que, dans tout l'Empire d'Annam, je suis le seul à avoir un teint particulièrement sombre, une voix larmoyante et une mine perpétuellement endeuillée et souffreteuse et que mes bêtes et moi, sommes tout désignés pour conduire vos chers disparus à leur dernière demeure dans des conditions décentes et convenables.
Il m'a donc convoqué à la Résidence et m'a proposé d'assurer le service des Pompes Funèbres sur les bases suivantes : l'Administration ne met à ma disposition que le corbillard. Je dois fournir deux chevaux harnachés, deux cochers et six croque-morts, tous porteurs d'un uniforme noir brodé de blanc. La Municipalité me prévient de tous les décès d'Européens (hommes, femmes, enfants) et je dois me trouver à l'adresse du défunt, une heure avant le départ du convoi, avec mes bêtes et mes gens. Après service fait, la Ville me remet 5 piastres-papier.
J'ai beaucoup hésité avant d'accepter ce marché, mais Monsieur C. qui est aussi un psychologue subtil, a fait valoir le côté profondément humanitaire de cette tâche méritoire entre toutes... dans l'autre monde. Il a fait surtout miroiter à mes yeux de prolétaire un grade de mandarinat de « 9-2 civil honorifique » dans ce monde-ci au bout de trois années de bons et loyaux services. Comme d'autre part, je suis propriétaire de six chevaux du pays que je loue le dimanche aux fonctionnaires pour leur permettre de faire une sorte d'équitation, il arriva ce qui devait arriver : je me suis laissé tenter et j'ai eu la faiblesse d'apposer ma signature, ou ce qui en tient lieu, au bas du contrat qui est actuellement en vigueur.
Or, après un an de service, je m'aperçois que le métier de croque-mort ne nourrit pas son homme : les chevaux mangent, les cochers mangent, les croque-morts mangent, les uniformes coûtent cher bien qu'ils ne soient qu'en madapolam, les harnais doivent être entretenus et, pendant toute une longue année de douze mois, une longue année de 365 jours, on peut compter avec les doigts d'une seule main le nombre des européens qui nous ont quittés pour un monde meilleur : ils ont été exactement au nombre de cinq - pas un de plus - ce qui est un chiffre ridiculement bas et honteux pour une Capitale qui se respecte.
Vous me direz, Monsieur le Résident, que mes gens, pendant leurs longs loisirs, peuvent vaquer à d'autres travaux plus nourrissants, que les chevaux peuvent être loués... mais cela n'empêche pas que la Mort peut venir à l'improviste et que je dois me tenir constamment prêt à toute réquisition et je n'ai que faire de deux cochers et six saïs pour ma petite affaire de location de chevaux de selle. Ce sont d'ailleurs des citadins qui ne peuvent se consacrer aux travaux des champs ou à la culture maraîchère, bien que l'agriculture manque de bras.
Vous me direz aussi que ce qui est fait est fait, ce qui est signé reste signé. Vous me citerez le proverbe annamite bien connu « But sa, gà chêt », « Le pinceau s'étant déjà abaissé, le poulet doit être égorgé ».
Tout cela est vrai et je suis le premier à reconnaître le mal-fondé de mes doléances au strict point de vue juridique mais, en la circonstance, on peut dire que ma bonne foi a été en quelque sorte surprise, que nous avons tablé sur des bases inconnues dépendant d'une foule d'impondérables.
D'autre part, à côté de la loi avec toute sa rigueur, des règlements rébarbatifs avec toute leur sévérité, il y a une question de saine logique et d'humanité pure - il est des accommodements même avec le Ciel - et l'on se demande pourquoi l'Administration, qui est toujours une si bonne mère pour tous, s'est montré marâtre impitoyable envers un honnête citoyen, patenté de 5ème classe, bon fils, bon père et bon époux par-dessus le marché. Si l'Administration Municipale voulait m'acculer au désespoir et à la ruine, elle ne s'y prendrait pas autrement.
Par ailleurs, la Ville vient de faire confectionner un nouveau corbillard en bois de kiên-kiên avec des motifs sculptés. On sait que c'est un très bon bois, imputrescible et inattaquable aux insectes, mais il a l'inconvénient d'être beaucoup plus lourd que l'ancien qui était pourtant confortable. L'Hôpital Central, de son côté, s'est considérablement agrandi, et il est maintenant doté d'un Pavillon pour Dames ; les travaux de prophylaxie ont fait de grands progrès et les services d'hygiène sont sans cesse améliorés. Malgré cela, les Français n'ont qu'une confiance très limitée et dès qu'ils ont le moindre « bobo », ils se font rapatrier dare-dare pour se faire soigner dans la Métropole. Sans nul doute, le pourcentage de la mortalité française sera, dans un très proche avenir, tout à fait négligeable, pour ne pas dire nul.
J'ose en conséquence venir vous prier très respectueusement, Monsieur le Résident, de vouloir bien - non pas résilier mon contrat, ce qui mettrait tout le monde dans l'embarras, l'Administration comme les morts - mais le faire réviser, l'assouplir, l'accommoder suivant les circonstances actuelles, pour rendre son exécution possible et harmonieuse.
Je vous propose simplement de m'allouer une subvention forfaitaire mensuelle de 120 piastres - ce qui est à peine suffisant pour l'entretien du personnel, du matériel et des animaux par le temps qui court - moyennant quoi, moi je m'engage à enterrer, sans augmentation de frais, toute la population française existante à la date de la signature du contrat, à la seule condition qu'elle meure toute dans notre bonne Capitale.
Connaissant votre haut esprit de justice et d'équité et dans l'espoir que ma requête sera prise en considération comme elle le mérite, je vous prie d'agréer, Monsieur le Résident, l'hommage de mon profond respect et l'expression de ma gratitude aussi éternelle que les regrets inscrits sur les pierres tombales.
Votre très humble et très obéissant serviteur
Signé : T. T. X, dit H. C.
D'après les notes jointes au dossier, cette requête a reçu une suite favorable, les Autorités municipales, déridées, ayant trouvé le fond parfaitement logique, bien que la forme fût peu orthodoxe. Elle aurait même été communiquée à un certain nombre de fonctionnaires à titre de curiosité.
Hué, le 21 juillet 1917
à Monsieur l'Administrateur,
Résident de France à Thua-Thiên
Monsieur le Résident,
Je, soussigné T. T. X., dit H. C., entrepreneur des Pompes Funèbres à Hué, ai l'honneur de venir vous exposer très respectueusement ce qui suit :
Jusqu'en 1916, lorsqu'un Français mourait à Hué, la Ville devait l'enterrer « en régie ». L'opération essentielle consistait à transporter le corps du défunt de son domicile à sa dernière demeure, au Cimeière de Phu-Cam, dans la banlieue, l'intéressé ne pouvant effectuer cet ultime voyage par ses propres moyens.
A cet effet, la Municipalité disposait d'un corbillard suffisamment décoratif, mais les chevaux étaient fournis par la Jumenterie et les six croque-morts étaient des coolies du Service des Travaux Publics déguisés pour la circonstance.
Les chevaux de la Jumenterie, tous de bonne taille, faisaient certainement plaisir à voir, mais comme ils sont trop bien nourris (ration journalière : 8 litres de paddy et herbe-éléphant à discrétion) et qu'ils sont des produits de croisements, (1/4 annamite, 3/4 australien ou tarbais) ils ont tous un très grave défaut : dès qu'ils sont attelés entre deux brancards, ils ne demandent qu'à galoper ou trotter à une vive allure et le convoi funèbre, suivi de la famille et des fonctionnaires, souvent respectables, avaient de la peine à les suivre. On voyait alors dans les rues le spectacle peu banal d'une procession de gens solennels marchant presque au pas de gymnastique, alors qu'une cérémonie rituelle de ce genre, surtout dans notre pays, doit toujours être accomplie avec gravité, dignité, majesté et componction.
Monsieur C., Administrateur des Services Civils, Résident de France à Thua-Thiên à cette époque, qui était un Administrateur particulièrement clairvoyant, s'est peut-être dit que, dans tout Hué, mes braves petits chevaux sont les seuls qui soient capables de marcher honnêtement au pas comme ils le font d'habitude ; que, dans tout l'Empire d'Annam, je suis le seul à avoir un teint particulièrement sombre, une voix larmoyante et une mine perpétuellement endeuillée et souffreteuse et que mes bêtes et moi, sommes tout désignés pour conduire vos chers disparus à leur dernière demeure dans des conditions décentes et convenables.
Il m'a donc convoqué à la Résidence et m'a proposé d'assurer le service des Pompes Funèbres sur les bases suivantes : l'Administration ne met à ma disposition que le corbillard. Je dois fournir deux chevaux harnachés, deux cochers et six croque-morts, tous porteurs d'un uniforme noir brodé de blanc. La Municipalité me prévient de tous les décès d'Européens (hommes, femmes, enfants) et je dois me trouver à l'adresse du défunt, une heure avant le départ du convoi, avec mes bêtes et mes gens. Après service fait, la Ville me remet 5 piastres-papier.
J'ai beaucoup hésité avant d'accepter ce marché, mais Monsieur C. qui est aussi un psychologue subtil, a fait valoir le côté profondément humanitaire de cette tâche méritoire entre toutes... dans l'autre monde. Il a fait surtout miroiter à mes yeux de prolétaire un grade de mandarinat de « 9-2 civil honorifique » dans ce monde-ci au bout de trois années de bons et loyaux services. Comme d'autre part, je suis propriétaire de six chevaux du pays que je loue le dimanche aux fonctionnaires pour leur permettre de faire une sorte d'équitation, il arriva ce qui devait arriver : je me suis laissé tenter et j'ai eu la faiblesse d'apposer ma signature, ou ce qui en tient lieu, au bas du contrat qui est actuellement en vigueur.
Or, après un an de service, je m'aperçois que le métier de croque-mort ne nourrit pas son homme : les chevaux mangent, les cochers mangent, les croque-morts mangent, les uniformes coûtent cher bien qu'ils ne soient qu'en madapolam, les harnais doivent être entretenus et, pendant toute une longue année de douze mois, une longue année de 365 jours, on peut compter avec les doigts d'une seule main le nombre des européens qui nous ont quittés pour un monde meilleur : ils ont été exactement au nombre de cinq - pas un de plus - ce qui est un chiffre ridiculement bas et honteux pour une Capitale qui se respecte.
Vous me direz, Monsieur le Résident, que mes gens, pendant leurs longs loisirs, peuvent vaquer à d'autres travaux plus nourrissants, que les chevaux peuvent être loués... mais cela n'empêche pas que la Mort peut venir à l'improviste et que je dois me tenir constamment prêt à toute réquisition et je n'ai que faire de deux cochers et six saïs pour ma petite affaire de location de chevaux de selle. Ce sont d'ailleurs des citadins qui ne peuvent se consacrer aux travaux des champs ou à la culture maraîchère, bien que l'agriculture manque de bras.
Vous me direz aussi que ce qui est fait est fait, ce qui est signé reste signé. Vous me citerez le proverbe annamite bien connu « But sa, gà chêt », « Le pinceau s'étant déjà abaissé, le poulet doit être égorgé ».
Tout cela est vrai et je suis le premier à reconnaître le mal-fondé de mes doléances au strict point de vue juridique mais, en la circonstance, on peut dire que ma bonne foi a été en quelque sorte surprise, que nous avons tablé sur des bases inconnues dépendant d'une foule d'impondérables.
D'autre part, à côté de la loi avec toute sa rigueur, des règlements rébarbatifs avec toute leur sévérité, il y a une question de saine logique et d'humanité pure - il est des accommodements même avec le Ciel - et l'on se demande pourquoi l'Administration, qui est toujours une si bonne mère pour tous, s'est montré marâtre impitoyable envers un honnête citoyen, patenté de 5ème classe, bon fils, bon père et bon époux par-dessus le marché. Si l'Administration Municipale voulait m'acculer au désespoir et à la ruine, elle ne s'y prendrait pas autrement.
Par ailleurs, la Ville vient de faire confectionner un nouveau corbillard en bois de kiên-kiên avec des motifs sculptés. On sait que c'est un très bon bois, imputrescible et inattaquable aux insectes, mais il a l'inconvénient d'être beaucoup plus lourd que l'ancien qui était pourtant confortable. L'Hôpital Central, de son côté, s'est considérablement agrandi, et il est maintenant doté d'un Pavillon pour Dames ; les travaux de prophylaxie ont fait de grands progrès et les services d'hygiène sont sans cesse améliorés. Malgré cela, les Français n'ont qu'une confiance très limitée et dès qu'ils ont le moindre « bobo », ils se font rapatrier dare-dare pour se faire soigner dans la Métropole. Sans nul doute, le pourcentage de la mortalité française sera, dans un très proche avenir, tout à fait négligeable, pour ne pas dire nul.
J'ose en conséquence venir vous prier très respectueusement, Monsieur le Résident, de vouloir bien - non pas résilier mon contrat, ce qui mettrait tout le monde dans l'embarras, l'Administration comme les morts - mais le faire réviser, l'assouplir, l'accommoder suivant les circonstances actuelles, pour rendre son exécution possible et harmonieuse.
Je vous propose simplement de m'allouer une subvention forfaitaire mensuelle de 120 piastres - ce qui est à peine suffisant pour l'entretien du personnel, du matériel et des animaux par le temps qui court - moyennant quoi, moi je m'engage à enterrer, sans augmentation de frais, toute la population française existante à la date de la signature du contrat, à la seule condition qu'elle meure toute dans notre bonne Capitale.
Connaissant votre haut esprit de justice et d'équité et dans l'espoir que ma requête sera prise en considération comme elle le mérite, je vous prie d'agréer, Monsieur le Résident, l'hommage de mon profond respect et l'expression de ma gratitude aussi éternelle que les regrets inscrits sur les pierres tombales.
Votre très humble et très obéissant serviteur
Signé : T. T. X, dit H. C.
Re: Croque-Mort en Indo
c'est vrai 5 mort par an ça nourrir pas son homme (ni ses cheveaux)
Invité- Invité
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